
Dans un arrêt publié récemment, la Cour de cassation italienne consolide sa jurisprudence en matière de diffamation en ligne, notamment en matière de responsabilité de l’administrateur d’un blog. Cet arrêt est l’occasion de s’interroger sur la solution qui aurait pu être donnée en droit français face à des faits similaires, régis par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (ci après « loi française de 1881 »). Contrairement à ce que laisse indiquer son nom, cette loi française ne se cantonne pas à la presse stricto sensu, mais vise toute sorte d’atteintes à la liberté d’expression, peu importe leur support (en ligne ou papier) ou leur objectif (journalistique ou non). La loi française de 1881 est donc applicable aussi bien aux journaux papiers qu’aux réseaux sociaux tels que Facebook ou encore TikTok. A l’inverse, malgré une dénomination quasi identique, la loi italienne relative à la presse (loi n° 47 du 8 février 1948) n’a vocation à s’appliquer qu’à la « presse », comme moyen d’information au public (y compris la presse en ligne comme souligné par la Cour de cassation italienne dans un arrêt n°31022 rendu le 17 juillet 2015), excluant alors de son champ d’application les réseaux sociaux, newsletters et autres blogs. Par conséquent, au vu de sa nature non journalistique, le blog litigieux dans l’affaire ci-comentée n’entre par dans le champ d’application de la loi italienne relative à la presse, et demeure soumis au droit commun.
En l’espèce, est en cause la responsabilité de l’administrateur d’un blog qui, une fois au courant de l’existence d’un contenu diffamatoire sur son blog n’a pris aucune mesure pour retirer promptement ladite publication, ni informer l’autorité compétente en vue d’une telle suppression. La Cour de cassation italienne aborde dans ce cadre deux aspects intéressant de la responsabilité des acteurs d’Internet : la diffamation en ligne via un blog est-elle une hypothèse de diffamation aggravée ? (1) Sur quel terrain peut-on rechercher la responsabilité de l’administrateur d’un blog pour les contenus figurant sur son site ? (2)
1-) Un blog est-il un « autre moyen de publicité » au sens de l’article 595 alinéa 3 du Code pénal italien, caractérisant ainsi une diffamation aggravée ?
Dans les deux ordres juridiques, le fait que la diffamation soit commise via des moyens d’expression publics constitue une cause d’aggravation de peine. En effet, « l’atteinte causée au moyen de la presse ou de tout autre moyen de publicité » est punie par l’article 595 alinéa 3 du Code pénal italien d’un emprisonnement compris entre 6 mois à 3 ans ou d’une amende supérieure à 516€. En France, la diffamation proférée dans des lieux publics, sur des supports distribués ou exposés dans des lieux publics, ou par « tout autre moyen de communication au public par voie électronique » (article 23 de la loi de 1881) constitue même une infraction à part entière, assortie d’une peine plus lourde que pour la diffamation non publique (l’article 32 de la loi de 1881 prévoit une amende de 12 000€).
Par nature, un blog peut atteindre instantanément un public indéterminé. C’est pourquoi la Cour de cassation italienne réaffirme sa jurisprudence constante selon laquelle les contenus publiés sur des instruments en ligne (réseaux sociaux, newsletter, forum etc.) doivent être considérés comme d’ « autres moyens de publicité » au sens de l’article 595 alinéa 3 du Code pénal italien. L’approche française est quant à elle quelque peu différente en ce qu’elle se concentre non pas sur la nature de l’instrument utilisé mais utilise plutôt la notion de « communauté d’intérêt » comme boussole pour déterminer la publicité ou non de l’infraction. En d’autres termes, est privée la diffamation qui n’est accessible qu’à un groupe de personnes partageant une communauté d’intérêts (par exemple un groupe privé sur Facebook contenant un nombre restreints d’utilisateurs). Au contraire, « la diffusion (…) sur le réseau internet, à destination d’un nombre illimité de personnes nullement liées par une communauté d’intérêts, constitue un acte de publicité » (Cour de cassation française, chambre criminelle, 16 octobre 2001, n°00-85.728). La position prise par les juges français semble donc davantage protéger la liberté d’expression dans un cadre privé. A l’inverse, l’insulte publiée sur un blog ouvert à tout utilisateur (comme c’est le cas dans l’arrêt commenté) constituerait également en droit français une infraction aggravée, en raison de sa capacité de diffusion.
Bien que défavorable aux administrateurs de blog (d’autant plus qu’ils ne bénéficient pas des garanties dont jouissent les organes de presse), cette solution permet à la victime de surmonter les difficultés résultant de l’éventuel anonymat des utilisateurs. La possibilité d’engager la responsabilité de l’administrateur du blog permet alors à la victime d’agir face à une atteinte à sa réputation commise par un utilisateur anonyme, non identifiable. Cette problématique liée à l’anonymat est d’autant plus complexe qu’en réponse à l’arrêt French Data Network publié par la CJUE (arrêt du 6 octobre 2020, C-511/18), la loi française (n°2021-998 du 30 juillet 2021) limite désormais l’accès aux donnés d’identification des utilisateurs en ligne seulement aux cas pénaux les plus graves.
2-) L’administrateur du blog, qui n’est pas à l’origine du contenu diffamatoire mais qui omet de le retirer de son blog peut-il être tenu responsable et à quel titre ?
En droit italien, le directeur d’une entreprise de presse qui, par le manquement à son devoir de contrôle sur les contenus publiés permet à une infraction d’être commise dans sa presse, s’expose à une peine analogue, mais réduite, que celle prévue pour l’auteur principal de ladite infraction (article 57 du Code pénal italien). Dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation italienne rappelle toutefois que l’administrateur d’un blog ne saurait être assimilé à un directeur de publication au sens de l’article 57 du Code pénal, ledit article n’étant applicable qu’aux organes de presse. Cet article 57 est comparable à ce que l’on appelle en droit français la « responsabilité en cascade », mécanisme propre aux infractions de presse. Ainsi, en vertu de l’article 42 de la loi française sur la liberté de la presse, les directeurs de publications ou éditeurs sont « passibles comme auteurs principaux des peines [prévues pour] les délits commis par la voie de la presse ». Toutefois, à l’instar du droit italien, la jurisprudence française a écarté l’application de cette disposition aux moyens de communication en ligne, au motif que le responsable d’un blog n’est pas tenu de « vérifier le bien-fondé des informations qu’il reprodui[t] » (Tribunal de grande instance de Paris, 17ème chambre, jugement du 17 mars 2006, confirmé en appel).
Faute d’adaptation de la loi au monde virtuel, le juge suprême italien considère que la diffamation peut alors être imputée à l’administrateur d’un blog via le droit commun de la complicité (article 110 du Code pénal italien), ce dernier encourant alors les mêmes peines que l’auteur principal (l’article 121-6 du Code pénal français prévoit le même mécanisme). Cependant, le simple fait d’être administrateur d’un forum ou d’un blog ne fait pas automatiquement de celui-ci le complice d’une infraction commise par un autre utilisateur. A cet égard, la Cour italienne rappelle qu’un faisceau d’éléments doit pouvoir révéler la participation de l’administrateur à la conduite diffamatoire. Il convient à cette fin que l’administrateur ait eu connaissance de l’existence d’un contenu illégal sur son blog mais ne l’a pas pour autant supprimé ou informé l’autorité compétente pour procéder à une telle suppression.
En France, la loi HADOPI (loi n°2009-669 du 12 juin 2009) a inséré un dernier alinéa à l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, qui règle justement le cas faisant l’objet de notre affaire. Même si la droit français ne choisit pas la voie de la complicité, la solution est similaire à celle retenue par le juge suprême italien : l’éditeur du blog ou du site ne peut être tenu responsable que s’il a eu connaissance du caractère illicite de la publication, et qu’il n’a pas agi « promptement pour retirer ce message ».
En conclusion, même si les solutions adoptées par les deux ordres juridiques sont en pratique comparables, le législateur français est déjà venu combler certains flous juridiques émergents avec le développement de la presse en ligne et des réseaux sociaux (notamment via la loi HADOPI). Une telle intervention législative apparaît également souhaitable en Italie. En tout état de cause, un renforcement de la responsabilité des plateformes numériques est prévu avec le nouveau règlement européens sur les services numériques (dit « DSA », Digital Services Act, entrant en vigueur en février 2024).
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Marco Amorese
Jeanne Deniau