Dans un jugement du 19 décembre 2022, le tribunal de commerce de Paris, en 13ème chambre, a de nouveau statué sur le déséquilibre significatif (au sens de l’ancien article L442-6, I, 2° du Code de commerce français) créé par un géant d’Internet. Cette affaire permet aux juges du fond de rappeler non seulement le caractère impératif de ladite disposition, mais aussi les conditions de son application. Cependant, grande nouveauté, les juges français décident pour la première fois de ne pas imposer d’injonctions au défendeur, le relais étant désormais pris par le DMA (Digital Market Act), règlement européen publié en novembre dernier.

En l’espèce, le Ministre français de l’Economie et des Finances a lancé en 2017 une procédure à l’encontre des sociétés Apple (US et Irlande), au motif que les contrats d’adhésion signés par ces dernières avec des développeurs d’applications seraient à l’origine d’un déséquilibre significatif au sens de l’ancien article L442-6, I, 2° du Code de commerce (cette disposition figure aujourd’hui à l’article L442-1, I, 2°). Ce postulat a été confirmé par le tribunal de commerce de Paris, dans le droit fil d’une jurisprudence constante.

  • L’ancien article L442-6, I, 2° du Code de commerce français constitue une loi de police

La loi française n’étant pas celle choisie pour régir les contrats conclus entre Apple et ses développeurs d’application, se pose naturellement la question de l’applicabilité de l’ancien article L442-6, I, 2° en tant que loi de police. Cet article, transposition du règlement CE n°1/2003 considérant 9, permet d’engager la responsabilité de tout producteur, commerçant ou industriel qui soumet ou tente de soumettre « un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ». Jugé crucial pour la préservation de l’égalité des armes et de la loyauté entre partenaires économiques, et par conséquent « indispensable pour l’organisation économique et sociale de la France », l’arrêt Expédia (Cour de cassation, chambre commerciale, 8 juillet 2020, n°17-31.536) avait déjà entériné son caractère de loi de police. Toutefois, encore faut-il, pour son application, que le litige soit suffisamment rattaché au territoire français. A cette fin, est pertinent le lieu de situation de la victime potentielle, et ce, « indépendamment de répercussions effectives ». En l’espèce, environ 5000 développeurs d’application signataires du contrat litigieux avec Apple exercent leurs activités en France, ce qui permet de rattacher le litige au territoire français et donc d’appliquer l’article L442-6, I, 2° en tant que loi de police.

  • La soumission à un déséquilibre significatif

A l’instar de l’affaire Google (Tribunal de commerce de Paris, 28 mars 2022), les juges du fond étudient les deux conditions essentielles à l’établissement de la responsabilité d’Apple : une soumission, et un déséquilibre significatif. Une fois ces éléments démontrés par le Ministre, il incombe ensuite au défendeur de justifier que d’autres clauses du contrat permettent un rééquilibrage.

En premier lieu, l’acte de soumission est révélé par un faisceau d’indices concurrentiels et contractuels. Au niveau concurrentiel, Apple jouit d’un rôle incontournable et occupe une position de leader sur le secteur économique concerné. Sur le plan contractuel, le contrat litigieux n’est autre qu’un contrat d’adhésion, ne laissant aux développeurs aucune marge de négociation.

Cependant, le fait pour une société en position dominante de conclure des contrats d’adhésion avec ses partenaires n’est pas en soi répréhensible, et peut au contraire légitimement se comprendre d’un point de vue pratique au vue du nombre de partenaires qu’a Apple. Sa responsabilité ne sera engagée que s’il profite de son succès pour imposer des conditions abusives non négociables. Afin de caractériser un tel abus, le tribunal se livre à une analyse détaillée de chacune des clauses, et met en lumière le déséquilibre significatif créé par 6 des clauses invoquées par le Ministre, résumées ci-dessous :

  • la possibilité pour Apple de modifier unilatéralement le contrat, sous peine de résiliation en cas de refus des nouvelles conditions (clause source d’insécurité juridique et économique indéniable.
  • le fait d’imposer l’écrit pour les notifications émanant des développeurs, contre la possibilité pour Apple de recourir au courrier électronique. Une telle clause serait acceptable dans la mesure où la loi applicable aux développeurs ne reconnaît pas la signature électronique, ce qui n’est toutefois pas le cas en l’espèce.
  • la limitation de la responsabilité d’Apple à 50€ (ce qui revient en pratique à une clause exonératoire), faisant peser toute la responsabilité sur les développeurs.
  • la faculté pour Apple de suspendre à sa seule discrétion et sans préavis la distribution d’une application. Cette clause serait néanmoins admise si Apple exposait les raisons l’ayant conduit à la suspension.
  • l’interdiction pour les développeurs d’intenter une action en contrefaçon de brevet contre Apple, sous peine de résiliation immédiate du contrat. Là encore, un rééquilibrage est envisageable s’il est laissé aux développeurs la possibilité de fournir des explications.

En tout état de cause, les juges estiment que le contrat est globalement déséquilibré au détriment des développeurs.

  • Quelles sanctions à la veille de l’entrée en vigueur de la législation européenne sur les marchés numériques (DMA) ?

Le point commun entre l’affaire Apple et Google réside dans l’imposition de l’amende civile maximale, égale à 2 millions d’euros. Bien qu’élevée, cette somme est en réalité moindre par rapport au chiffre d’affaires desdites sociétés, ce qui laisse douter de son effet dissuasif… Cela est sur le point de changer grâce au règlement européen dit « DMA », qui prévoit désormais une amende pouvant aller jusqu’à 10% du chiffre d’affaires au niveau mondial (article 30 du règlement), ainsi que des astreintes atteignant 5% du chiffre d’affaires journalier moyen réalisé au niveau mondial par jour (article 31).

Autre sanction prononcée à l’encontre de Google par le Tribunal de commerce de Paris en mars 2022 : une injonction de cesser la pratique litigieuse. Cet élément n’est pas repris dans le jugement Apple, justement au motif que le DMA lui-même imposera à Apple un rééquilibrage des clauses en faveur des développeurs. En effet, le DMA met à la charge des « contrôleurs d’accès » diverses obligations, notamment à l’égard des « entreprises utilisatrices ».

En utilisant la plateforme App Store pour la commercialisation de leurs applications, les développeurs dont il est question dans l’affaire commentée entrent nécessairement dans la catégorie d’ « entreprises utilisatrices » au sens du DMA. S’agissant des contrôleurs d’accès, une lecture combinée des articles 2 et 3 du règlement européen permet de les définir comme des « entreprise[s] fournissant des services de plateforme essentiels », jouissant d’un « poids important sur le marché ». Une telle position dominante peut d’ailleurs être présumée au regard de divers facteurs comme le chiffre d’affaires (supérieur ou égal à 7,5 milliards d’euros dans l’UE), ou encore le nombre d’utilisateurs et de partenaires économiques (au moins 45 millions d’utilisateurs finaux actifs par mois situés dans l’UE et au moins 10 000 entreprises utilisatrices actives par an dans l’UE). Au vue de son succès sur le marché, succès se traduisant par un chiffre d’affaires colossal, Apple apparaît clairement comme répondant à la définition de contrôleur d’accès. A ce titre, le géant d’Internet devra, avec l’entrée en vigueur du DMA en mai 2023, se conformer à plusieurs obligations.

Parmi celles-ci, plusieurs viennent rééquilibrer les clauses dénoncées par le Ministre dans l’affaire Apple, notamment les obligations suivantes :

  • le contrôleur d’accès ne peut restreindre la possibilité pour les entreprises utilisatrices de dénoncer à l’autorité compétente une éventuelle infraction au droit national ou européen commise par le contrôleur lui-même (article 5 point 6) ;
  • le contrôleur d’accès n’impose pas de conditions générales de résiliation qui soient disproportionnées (article 6 point 13).

Un parallèle peut être fait entre cette affaire et la communication de griefs récemment adressée à Apple par la Commission européenne, exposant justement ses préoccupations concernant l’App Store. La Commission reproche à Apple d’utiliser des clauses anti-steering, c’est-à-dire d’empêcher ses partenaires développeurs d’application d’informer les utilisateurs d’autres possibilités de musique sur abonnement à des prix inférieurs en dehors de l’application. Selon la Commission, il s’agirait de conditions commerciales déloyales, en violation de l’article 102 TFUE. Là aussi le DMA vient encadrer une telle conduite, en interdisant expressément les clauses anti-steering à l’article 5 points 4 et 5. A cet égard, les entreprises utilisatrices doivent pouvoir promouvoir leurs offres auprès des utilisateurs finaux (utilisateurs acquis grâce au service de plateforme du contrôleur d’accès) en dehors de la plateforme du contrôleur d’accès; et les utilisateurs doivent être en mesure d’accéder, via la plateforme du contrôleur d’accès, aux contenus, abonnements et fonctionnalités de l’application de l’entreprise utilisatrice, même s’ils ont acquis de tels éléments sans passer par ladite plateforme.

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Marco Amorese
Jeanne Deniau